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Les souliers



Francine marchait d'un pas énergique vers l'allée des services du Complexe Desjardins. Elle repéra la boutique du cordonnier et y entra, posant son lourd sac à dos sur le plancher.


— Qu'est-ce que je peux faire pour vous?


L'accent italien était immédiatement repérable. Des centaines de souvenirs se bousculèrent dans sa tête. Francine les ignora.


— Monsieur, dit-elle en sortant un petit paquet de son sac, j'ai besoin d'un miracle... enfin, presque.


Elle posa ses souliers d'orgue de 13 ans, usés, élimés, troués, sur le comptoir. Le cordonnier les prit et les examina d'un air de pitié.


— J'utilise ces souliers pour jouer de l'orgue. Je ne sais pas si ça vaut la peine d'essayer de les arranger. Un autre cordonnier m'a dit qu'ils étaient finis.


Elle voulait dire : « Il y a deux jours, un autre cordonnier a lancé les souliers sur le comptoir en me crachant qu'ils étaient finis et m'a montré la porte de sa boutique parce qu'il a cru que je me payais sa tête. »


Elle attendit en silence pendant que l'artisan passait un doigt à l'intérieur des souliers. Au moins, il ne semblait pas s'énerver.


— Bah, je peux réparer. On peut toujours arranger, mais on va le voir un peu...

— Oui, ça n'a pas besoin d'être comme neuf.

— Je peux vous faire des patch, et après, on va refaire la teinture et les retouches...

— Il y a un élastique de brisé, aussi.

— Les patch et l'élastique. Je peux réparer c'te fois-ci, ça va durer encore une couple d'années, plus longtemps, ça dépend comment vous utilisez. Les souliers comme ça, par contre, après, si vous devez réparer encore, c'est trop cher, le prix d'un neuf...

— Est-ce que ça vaut la peine de les réparer ou c'est mieux de juste les changer tout de suite? Si vous étiez à ma place?...

— Bah, moi, je ne sais pas, c'est vous, si vous aimez ces souliers, c'est confortable...

— Bon. Je vais les faire réparer.


La vérité, c'est qu'elle ne voulait pas se départir de tout un pan de sa vie tout de suite. Pas maintenant. Déjà, elle marchait vers une nouvelle vie. Elle avait laissé sa vie de maître de chapelle derrière, la routine et la sécurité, le bel orgue à traction mécanique, la régularité... Peut-être aurait-il mieux valu changer symboliquement de souliers tout de suite aussi. Cependant, en ce moment, elle voulait avoir encore une ancre. Une chose confortable. Une chose rassurante, qu'elle connaissait, qu'elle pouvait reconnaître les yeux fermés. Elle ne voulait pas se sentir à nouveau comme une débutante, tenant de s'habituer au pédalier, à tout... La voix de sa mère résonna dans sa tête : « ... mais pour le début... » Quel début, Maman? Combien d'années est-ce que ça va être encore le début pour moi? Il n'y a plus de début, et il n'y a pas d'arrivée non plus. Il n'y a que le chemin qui avance sans fin.


— Je vais prendre votre numéro de téléphone.

— Oui. ...


Pourquoi est-ce qu'elle avait changé tout ça, déjà?


Pour pouvoir continuer à rêver. Pour pouvoir aller plus loin. Parce qu'elle était arrivée au bout de ce qu'elle pouvait être là où elle était. Pour être une artiste. Pour être elle-même. C'est une longue histoire. Ça ne s'explique pas.


— Ça va être prêt le lundi 23. Vous pouvez passer dans l'après-midi, vers 16 heures, quelque chose comme ça. Pas trop tôt. Nous fermons à 18 heures.

— D'accord.

— Il faut payer d'avance.

— D'accord.

— Après, s'il y a des retouches, c'est gratuit.

— D'accord, merci.


Où est-ce qu'elle voulait aller, avec tout ça, maintenant? « Je me cherche encore un peu. Je sais où je veux aller. Je ne suis pas sûre du chemin... » Elle n'était sûre que des routes qu'elle avait déjà empruntées, et qui n'étaient désormais plus les siennes.


— Vous dansez?

— Je... oui. C'est vrai que ce sont des souliers de danse. C'étaient. Je m'en sers pour jouer de l'orgue depuis des années.

— Ah?... Non, je demande à cause des cheveux. Ballet.


Ah oui. Le chignon. Elle ne l'avait pas défait après son cours, dans sa hâte.

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