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Une place au Soleil



Par-dessus le livre que je tiens à la main, je te vois sur le quai d'en face, en train pitonner sur ton téléphone en attendant le métro. Tu pitonnes à la vitesse de la lumière pendant que l'encre défile lentement devant mes yeux. On ne se connaît pas beaucoup; je te reconnais, plus que je ne te connais. Je t'imagine très bien, artiste brillant et intrépide, en train de te chercher toi aussi, alors que l'heure est aux sauts sans filet dans la vie, en cette fin de pandémie. (Est-ce la fin qu'on entrevoit? Je l'espère!) J'ai envie de passer sur le quai d'en face pour t'écouter en parler (j'ai dit t'écouter, pas t'en parler), mais je te laisse tranquille. On ne se connaît pas assez pour ça. Je me replonge dans l'histoire d'immigrants vietnamiens qui en arrachent en sol américain, sur fond de crise des opioïdes. Mon train arrive. Je monte dedans.


Les choses rouvrent tranquillement. L'année scolaire est terminée et nous nous apprêtons à redémarrer nos activités artistiques mises en veilleuse depuis mars 2020... en espérant qu'une quatrième vague ne se pointe pas le bout du nez! Nous n'avons aucune idée de ce à quoi tout cela va ressembler. On fera au mieux. Je ne sais pas pour toi, mais Matthieu et moi errons entre nos projets, la remise de ce qui a été arrêté, les règles sanitaires encore instables, ce qui a été perdu, et ce qui a changé. Je m'apprête à laisser 50% de ma classe de piano.


Quelle année ce fut! Lorsque j'ai accepté de prendre la place d'un professeur de piano qui partait à la retraite, et que je me suis retrouvée responsable de 27 élèves répartis dans une école académique, une école de musique et ma propre cohorte d'élèves en privé, j'ai compris que j'avais sous-estimé le temps dont j'aurais besoin pour continuer à entretenir mes capacités d'interprète. Trop tard. J'ai commencé sur un horaire de 3 jours et demie à temps plein. J'avais une ébauche d'horaire et une liste encore instable d'élèves, sans leur classe d'appartenance. J'allais dans la cour de récréation et je demandais à un surveillant de m'aider, ou je criais des noms. Et là, j'ai su que ça n'allait pas du tout. Mes élèves ne le savaient pas, mais l'interprète en moi n'allait pas survivre à cela et j'avais encore 9 mois à faire. J'ai étalé mon horaire sur 5 jours pour pouvoir pratiquer davantage chaque jour, plutôt que de concentrer ma pratique les jours où je n'enseignais pas.


J'avais un horaire semi-stable. J'avais trois demi-journées, de midi à 17 h 30. Les deux autres jours, je me levais à 6 heures, je filais à l'école, puis je partais à 10 h 30 pour me rendre dans une église à une demi-heure d'autobus de là. À l'église, j'enfilais une heure de répétition, je mangeais le contenu de ma boîte à lunch, puis je pratiquais encore avant d'arrêter à temps pour prendre l'autobus qui me ramènerait à l'école. Et là, j'enseignais encore un bon 3 ou 4 heures dans un mélange de cours en ligne et de cours en personne. Ça, c'était l'horaire théorique. En pratique, il y avait des journées COVID, des élèves en quarantaine, des changements d'horaire... Une fois aux deux semaines, environ, les parents recevaient des courriels les avertissant de l'horaire modifié de la semaine suivante. Je refaisais mes horaires dans le métro, mon portable sur les genoux, mon agenda à la main.


J'avais prévenu les petites filles de l'école: ne vous attachez pas trop; j'ai un autre travail qui est en veilleuse en ce moment. Nous allons passer une année bien remplie ensemble, et après... on verra. Le dernier jour de l'année est arrivé. J'ai pris la décision de réduire ma classe, afin de redevenir ce que je suis: une interprète. Et j'ai dû regarder les petits visages anxieux: «Madame Francine, vous allez revenir l'an prochain, hein?» Je me sens presque coupable. Je revois, par juxtaposition, les yeux rougis par les larmes de mes petits chanteurs de Belleville, le soir où je leur avais annoncé mon départ. Je me revois faisant flotter des bulles imaginaires au-dessus de leurs têtes pendant qu'ils ouvraient la bouche, chantaient «Ah», et que je leur disais «attrape!» Ne me demande pas comment ça pouvait marcher, cette histoire-là, je n'en ai aucune idée. Parfois, j'avais l'impression de juste le faire à leur place, par télépathie. Mais ça marchait.


Je les aime, tous ces enfants. Il ne leur est jamais venu à l'esprit de me demander pourquoi j'enseignais. Pour eux, quand on sait, on enseigne, c'est ainsi. Mais c'est plus que ça. On ne fait jamais rien par pure abnégation. Et ces enfants ne le savent pas, mais ils me permettent, fois après fois, de racheter l'étudiante que j'ai été. C'est un bout sombre de mon parcours qui ne s'écrit pas très bien. Ces enfants-là me permettent à travers eux de valoriser, de croire en l'épanouissement, de donner confiance à un autre moi qui se débat encore pour avoir sa place au soleil.


Et maintenant? Maintenant, dans la chaleur de l'été qui a un air de vacances, je me cherche. Je ne sais pas trop c'est quoi, ma place au soleil. Dans ma vie, il va encore rester des enfants à faire fleurir, parce que je n'ai pas encore fini de faire fleurir l'enfant en moi. Cependant, je veux aussi jouer. Je veux remonter sur scène. Je veux faire de l'art, de la musique. Je suis faite pour ça, quoique j'aie déjà voulu être danseuse aussi, tu savais? J'ai hésité. J'ai choisi. J'ai regretté un peu, aussi, parce que j'aurais voulu faire les deux. Mais on ne peut pas faire les deux. Pas à ce niveau-là. J'essaie de me tailler une place sur la scène, telle que je suis. J'envie un peu ton charisme, parce que ce n'est pas facile, surtout dans le monde de l'orgue. Dans ce monde-là, on reste un peu figé dans le temps, un vague reflet de ce qu'on a été... Et dans mon cas, ce reflet-là, c'est celui dont je veux m'affranchir. Tout ça sur fond de pandémie.


Matthieu et moi avons décidé de sauter sans filet, de repartir notre série de concerts, de tenter de donner naissance à nos projets, de rêver encore une fois de sacré, de mystique, belle liturgie, dans une belle église avec une belle acoustique, de l'encens et du plainchant. Je rêve aussi d'un jardin fleuri, de rires d'enfants qui répètent dans mon salon, et de la confiance que j'ose espérer retrouver aux claviers lors de récitals. Après tout, j'ai passé un an à dire aux autres que l'important était de faire de son mieux!


Toi aussi, tu aimes enseigner (ça se voit!) tout en voulant rester un artiste. Pourquoi, au juste? Toi, quand tu laisses tomber ton toi brillant, confiant et arrachant ton avancée à coups de positivité, il reste quoi? De quoi rêves-tu en cette sortie du brouillard cahoteuse? Quand tu arrêtes de te chercher, qu'est-ce que tu trouves? Peut-être qu'une autre fois, si je te revois en train de pitonner sur ton téléphone, je traverserai le quai pour te le demander.


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